Note : 83.50/100

Le Ciel dans la Tête

Le Ciel dans la Tête

Lire Le ciel dans la tête n’est pas une expérience de lecture classique. C’est une traversée. Une progression douloureuse, lente, par à-coups, comme à travers un champ de mines. On commence prudemment, presque curieux. Et très vite, une détonation. Un premier choc. Puis un autre. Et un autre encore. On avance alors à tâtons, les muscles tendus, le souffle court. Mais on avance quand même, parce qu’il le faut. Parce que derrière les bombes, il y a une vérité à regarder en face.

Je ne refermerai pas ce livre de la même manière que je l’ai ouvert.

Une entrée en enfer : la lecture coup-de-poing

Dès les premières cases, Le ciel dans la tête m’a pris à la gorge. Nivek, douze ans, travaille dans une mine et se retrouve enseveli dans un éboulement. Il en est extirpé in extremis par son ami Joseph. Mais le répit est bref : leurs surveillants, des soldats Raïa Mutomboki s’en mêlent et tout s’enchaîne très vite, trop vite… Et quand on croit que le pire est passé, on tourne la page, et on se rend compte que le pire n’a pas de limite : le chef militaire découpe un sein de la mère de Nivek pour forcer l’enfant à le manger. Là, j’ai refermé le livre.

Pas symboliquement. Physiquement. Je n’arrivais plus à lire. Le dessin, d’une beauté aussi belle et pure qu’un de ces jolis livres pour enfant, me forçait à voir ce que j’aurais voulu détourner. C’est précisément ce contraste, cette esthétique ronde et colorée face à l’inhumanité la plus noire, qui rend le récit si insoutenable. Il n’y a pas de refuge. Pas d’ellipse. Pas de flou. Tout est net. Frontale.

Mais je suis revenu au livre. Parce que, comme Nivek, je n’avais pas fini de traverser ce champ. Comme Nivek, on ne peut pas simplement oublier cet enfer d’un claquement de doigt, il faut en sortir par la bonne porte.

De la violence brute à l’humanité fragile

Après ces premières pages difficiles où l’atroce de la réalité se mélange à la beauté du dessin, le livre offre un répit. Joseph et Nivek fuient la guerre. Ils trouvent refuge à l’école du Dr Mukwege à Bukavu. Là, l’horreur cède la place à l’instruction, à l’écoute, au soin. Et surtout : à Joseph. Personnage lumineux, fraternel, solide. Joseph, c’est la colonne vertébrale morale du récit. Intelligent, généreux, apaisant. Et doué en cuisine, pour ne rien gâcher.

Puis vient la jungle. C’est la première vraie bouffée d’air. Les cases respirent. La nature est là, luxuriante, vivante. La tribu pygmée vit dans le respect du vivant. Il y a des tensions, bien sûr, des rivalités, mais pas de violence. Pas de haine. La nature comme refuge, en contraste absolu avec la mine qui dévore et broie. Ce passage, somptueusement dessiné, est une parenthèse d’humanité. Une sorte d’utopie provisoire.

Mais le récit ne nous laisse pas longtemps en paix.

Une morsure de mamba noir. Un frère qui agonise et qui supplie. Nivek, une fois de plus, tue sa famille. Non pas par peur de mourir ici, mais par amour. Pour pas que son ami ne souffre. Depuis le début du livre, on souffre. La vie est cruelle. La guerre est cruelle. La mort est cruelle. Et si même l’amour si met…

La violence ne vient plus d’un bourreau extérieur. Elle vient du lien. De la tendresse. De la fraternité.

La bascule : d’un récit incarné à un destin universel

C’est à partir de là que le récit change. Nivek devient autre chose. Ou plutôt, il s’incarne moins. Il ne raconte plus une seule trajectoire individuelle. Il devient symbole.

Assistant d’un puissant sorcier en Afrique de l’Ouest, rescapé du désert, esclave-gladiateur en Libye, survivant des prisons de Misrata, passeur de frontières, père en deuil, migrant en quête d’Europe… La liste s’allonge. Les épreuves s’empilent. Toujours crédibles, oui, mais de moins en moins vécues comme personnelles. Cela ne m’a pas fait décrocher — j’ai lu jusqu’au bout, sans jamais vouloir arrêter — mais quelque chose s’est rompu émotionnellement. Je me suis détaché un peu de Nivek.

Je n’étais plus autant dans le personnage. Je regardais un catalogue de douleurs. Je comprenais, mais je ressentais moins. Le champ de mines, au fond, devenait un parcours fléché.

Je le dis avec respect : ce n’est pas que le récit devient mauvais. Il reste fort, puissant, bien construit. Mais il perd ce qui faisait sa brutalité brute, sincère et insoutenable des premières pages. Il devient presque « trop » : trop symbolique, trop chargé, trop riche pour une seule vie. Et cela dilue un peu l’impact.

Le choix narratif : fallait-il tout faire porter à Nivek ?

C’est ici que je formulerais ma seule vraie réserve. Le projet d’Antonio Altarriba est clair : il veut que Nivek porte toutes les tragédies contemporaines des routes migratoires. Qu’il traverse l’Afrique, le désert, la Méditerranée, l’Europe, et qu’il nous les montre toutes, de l’intérieur. C’est louable. C’est ambitieux. Mais à mon sens, cela finit par étouffer le personnage.

J’aurais préféré plusieurs récits. Plusieurs enfants. Plusieurs Nivek. Un tome pour l’enfant soldat. Un autre pour l’assistant du sorcier. Un autre encore pour l’esclave des geôles libyennes. Puis, peut-être, tous ces destins dans la même embarcation, aux portes de l’Europe. Là, le récit aurait pu confronter ces trajectoires plutôt que les fusionner.

Mais je le redis : c’est une critique d’engagement artistique. Pas un désaveu.

Une œuvre nécessaire, dérangeante, remarquable

Le ciel dans la tête est une œuvre qui dérange. Et c’est précisément pour ça qu’elle est indispensable. Elle force à regarder ce que nos sociétés occidentales préfèrent ignorer : les enfants soldats, les viols de guerre, les migrants réduits en esclavage, la violence structurelle imposée à des millions d’individus qui ne demandent qu’à vivre.

C’est une œuvre de dénonciation, oui. Mais pas seulement. C’est aussi un cri d’amour. Un cri de mémoire. Un cri d’indignation. Et parfois, de beauté.

Je n’oublierai pas la planche où Nivek, tenant l’enfant d’Aisha, lui demande de téter. Ce sein offert, miroir de celui qu’il a été forcé de dévorer. Un geste d’amour qui répare, un peu, le dégoût, l’horreur, l’oubli. Cette page est un uppercut silencieux. Elle vaut, à elle seule, le détour par ce champ de mines.

❤️ La force émotionnelle & cruelle brute du début du livre
❤️ La richesse graphique, expressive et maîtrisée
❤️ Joseph

💔 L’accumulation finale qui dilue l’impact émotionnel

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Note : 83,50/100

Le Ciel dans la Tête n’est pas une lecture facile. Mais c’est une lecture importante. Elle ne cherche pas à faire plaisir. Elle cherche à éveiller. Et parfois, c’est plus que nécessaire.


EditeurDenoël Graphic
ISBN9782207164860
Date de parution20 septembre 2023
ScénarioAntonio Altarriba
DessinsSergio García Sánchez & Lola Moral
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