Je sors du ciné, après le visionnage du remake de Lilo & Stitch, le live action de 2025, pas le dessin animé, et plus je repense au film plus ça ne va pas. Comme un truc qui gratte sous la peau, qui ne se calme pas. Lilo & Stitch, c’est censé être « mignon », « tendre », c’est censé prôner l’acceptation. Mais pour moi, ça ne passe pas, j’ai flairé autre chose sous la peluche bleue. Un malaise. Un petit mensonge qu’on sert aux enfants, bien enveloppé dans du ukulélé et des bons sentiments.
Pourquoi, bon sang, Stitch doit-il se trahir, se travestir pour être aimé ? Pourquoi doit-il cacher ce qu’il est – littéralement : ses bras supplémentaires, ses crocs, ses antennes dans le dos – pour qu’on daigne lui tendre la main ? Pourquoi faut-il qu’il ressemble à un « chien » pour être accepté dans cette famille qui prône, sans sourciller, l’amour inconditionnel ?
Voilà l’os : ce film, en apparence si progressiste, véhicule un message bien plus bancal qu’il n’en a l’air. Il prétend célébrer la différence, mais ne la tolère que si elle est maquillée, domestiquée, calmée. Tu peux sortir de la norme… tant que tu le fais poliment. Tant que tu ressembles un peu à ce que les gens connaissent. Tant que ta bizarrerie reste mignonne.
Et là, je me suis demandé : qui d’entre nous n’a jamais planqué ses antennes ? Qui n’a jamais rentré ses griffes, souri trop fort, lissé sa voix ou sa colère, juste pour espérer un peu d’amour ou de tolérance ? Ce film parle aux enfants, oui. Mais il parle surtout à tous ceux qui ont grandi en s’excusant d’exister autrement.
Et ce « tous ceux », parfois, c’est « nous tous ». Et parfois plus encore : les minorités visibles, les gens en situation de handicap, les « inclassables », les « inadaptés »… Ceux qu’on regarde de travers s’ils ne jouent pas le jeu du chien domestique. Parce qu’eux aussi, on leur dit : “On t’aimera, mais range un peu tes bras en trop.”
Alors aujourd’hui, je vous propose d’y réfléchir à deux fois : Que cache vraiment la peluche bleue la plus célèbre d’Hawaï ?
La différence rend suspect — et parfois monstrueux
Dans les premières minutes du film, Stitch n’est pas une peluche toute mignonne aux grands yeux et au grand cœur : c’est un monstre. Un vrai. Pas au sens métaphorique, mais dans toute la brutalité que ce mot peut contenir. Il casse, mord, grogne, détruit. Il est chaos pur, imprévisible, violent. Son existence même semble poser problème : elle est illisible, inclassable, ingérable. Résultat ? On le capture. On l’enferme. On l’expédie comme une menace.
La société extra-terrestre, dans Lilo & Stitch, fait exactement ce qu’elle fait toujours avec ce qu’elle ne comprend pas : elle isole. Elle neutralise. Elle colle une étiquette : « dangereux ». Parce que Stitch, tel qu’il est, n’a pas de place. Il n’a pas de case dans laquelle entrer. Il n’est ni mignon, ni utile, ni docile. Il est tout ce qu’on redoute : une altérité sauvage et sans compromis. Il ne suit pas nos règles, il n’inspire ni empathie ni admiration. Il fait peur. Il dérange. Alors on le chasse.
Lilo, elle-même exclue, marginale, moquée par les autres enfants, ne semble pas l’adopter au premier coup d’œil, ce n’est pas un coup de foudre immédiat (elle crie dès qu’elle le voit pour la première fois). Elle le choisit parce que Stitch est différent, parce qu’il est sale et qu’il fait des bêtises. Elle s’identifie à ça. Elle reconnaît l’abîme. Et c’est mignon. Vraiment. Mais aussitôt, elle le projette dans un rôle. Celui d’un chien. D’un compagnon. D’un doudou à aimer et à dresser. Même pour elle, Stitch ne peut être aimé que s’il prend une forme acceptable. Une forme domestiquée. Surtout que Stitch lui continue de faire semblant et de mentir. Il garde bien au chaud ses bras et ses pics dorsaux dissimulés. Il va pour parler quand Lilo le lui demande dans le refuge mais finit par aboyer quand la voisine dit que les chiens ne parlent pas. Il ment et s’adapte à ce qu’on attend de lui. Ne pas paraître suspect. Essayer d’être ce que l’on attend de nous, pour être accepter.
Et là, on touche au cœur du malaise : dans Lilo & Stitch, la différence n’est jamais acceptée en tant que telle. Elle est acceptée à condition d’être rendue inoffensive et/ou utile. Stitch ne trouve pas sa place en étant Stitch (d’ailleurs, ce n’est pas son nom, c’est le nom donné par Lilo). Il trouve sa place en se pliant. En rentrant dans une peau qui n’est pas la sienne, littéralement. Son salut passe par le camouflage.
D’un point de vue philosophique, on retrouve ici une mécanique bien connue : le refus de l’altérité brute. Dans nos sociétés modernes, la différence est tolérée – parfois même célébrée – mais seulement lorsqu’elle est encadrée, canalisée, « rentabilisée ». L’étranger qui s’assimile, l’artiste qui reste distrayant, le marginal qui « inspire ». Mais la différence qui fait peur, qui ne s’excuse pas, qui ne s’adapte pas, elle est vite reléguée au rang du monstrueux. On la regarde comme un accident, un problème, une menace.
Alors, que fait-on de Stitch quand il bave, quand il hurle, quand il détruit ? On lui demande de bien se tenir. On ne tente pas de comprendre. On veut le contrôler.
Et c’est là que ça coince. Parce qu’à trop vouloir lisser les monstres, on finit par leur interdire d’exister.
Se cacher pour exister : le drame de l’acceptation conditionnelle
Stitch est aimé, oui. Mais seulement à partir du moment où il range ses bras et ses épines. Littéralement. Il planque ses membres en trop, rabat ses antennes, cache ses crocs. Il devient compact, portable, inoffensif. Un doudou tout doux. Alors là, on peut commencer à parler d’amour. Pas avant.
Et le pire, c’est qu’il le comprend très vite. Ce petit monstre de laboratoire, à peine né, pige d’instinct que pour être aimé, il faut mentir un peu. Se déguiser. Se faire passer pour un chien. Jouer le rôle qu’on attend de lui. Obéir quand on lui dit « sois mignon ». Ne pas parler quand on pourrait. Et surtout, ne jamais, jamais montrer ce qu’on est vraiment.
Et ça, c’est violent je trouve.
Parce que Stitch n’est pas un méchant. C’est un être traumatisé. Un bébé né en prison, jugé pour sa simple existence, pourchassé dès ses premières minutes de vie. C’est un enfant à qui on a dit : tu n’aurais jamais dû naître. Il n’a pas appris la violence. Il a été programmé pour elle. Son « ça » (l’id, comme dirait l’ami Freud) domine tout. Il casse pour exister. Il hurle parce qu’il ne sait pas parler. Il détruit, parce que personne ne lui a jamais appris à créer. Et surtout : il fait peur, parce qu’il incarne cette part de chaos qu’on refuse de regarder en face et qu’on ne sait pas maîtriser.
Mais voilà. Dès qu’il commence à s’attacher à Lilo, Stitch essaie. Il se corrige. Il apprend à composer avec son id : il développe son ego, cette petite voix intérieure qui dit « fais gaffe, là, tu vas trop loin ». Il s’humanise. Il se socialise. Et c’est beau, oui, dans l’idée. Touchant, même. Sauf que dans le film, cette évolution ne suffit pas. Ce n’est pas son intériorité qui le sauve. C’est son apparence.
Tant qu’il a l’air d’un chien chelou mais mignon, ça passe. Mais s’il montrait son vrai physique, son corps hors-norme, ses griffes d’aliens ? Que se passerait-i-il ? Fin de l’histoire ? On ne le sait pas car cela n’arrive jamais. Il reste la peluche toute mignonne et calinable. Qu’est-ce que cela signifie ? Que même les personnages les plus empathiques, même Lilo, ont besoin qu’il reste présentable ?! Qu’il peut faire des bêtises, être différent, mais juste assez ? Pas trop ?
Et là, ça cloche. Ça cloche grave.
Parce qu’on confond transformation morale et dissimulation physique. Parce qu’on voudrait nous faire croire que Stitch est aimé pour ce qu’il est devenu au fond… alors qu’en surface, il a dû se déguiser. Il n’a pas droit à l’amour dans son entièreté. Seulement dans sa version filtrée.
Et c’est là que je dis non. Ce n’est pas de l’acceptation, ça. C’est du deal social. Tu fais semblant d’être un chien, on fait semblant de t’aimer. Mais si tu redeviens une créature hybride, avec tes bras en trop et ta gueule de mutant, t’es à nouveau hors-jeu.
Et ça, c’est pas du cinéma. C’est notre monde. C’est nous, à l’école, en famille, au boulot. C’est ces regards qui pèsent quand la différence est trop visible. C’est cette fatigue de devoir se normaliser en permanence pour exister dans les yeux des autres.
Alors oui, offrir un message d’adaptation morale et culturelle, c’est normal. On ne peut pas détruire la maison du voisin sous prétexte qu’on n’est pas content. On ne va pas tuer ses collègues juste pour se défouler. Il y a des règles de vivre ensemble, et on doit se conformer. Des limites. Mais ce que le film nous dit – sans le dire – c’est que le simple fait de ne pas ressembler à la norme te condamne à te cacher. Alors il faut dissimuler ses différences visibles. Mais pour ceux qui ne peuvent pas ? Ceux qui ne peuvent pas rentrer leurs bras en trop ?
Et c’est ça, le vrai drame. Pas la destruction de maisons. Pas les vaisseaux qui explosent. Mais ce moment silencieux où Stitch, pour rester avec Lilo, cache son apparence. Ravale ses pics, ses bras, sa différence. Pour continuer d’être aimé.
Alors je pose la question : et si Lilo l’avait aimé avec ses bras en trop ? Et si la beauté de leur lien venait justement de là : de l’amour malgré, et non grâce à la ressemblance ? Ce film aurait pu oser ça. Il aurait pu dire aux enfants – et aux grands enfants qu’on est devenus – que l’amour, le vrai, ne demande pas de rentrer ses griffes ou d’avoir une apparence identique pour s’apprécier.
Mais non. Disney a préféré lui faire porter un masque. Au sein même de sa propre Ohana.